Quand détourner son attention ne suffit plus…
Aujourd’hui, je ne suis pas de très bonne humeur… Donc ceci n’est pas une séance d’autohypnose… Même si comme pour une séance d’autohypnose vous pouvez vous installer confortablement pour écouter ma voix… Et comme ce n’est pas une séance d’autohypnose, vous pouvez ne pas vous installer confortablement… Vous pouvez écouter en faisant autre chose… Écouter ou ne pas écouter ma voix… Écouter autre chose… Ailleurs… Une autre voix… C’est important d’écouter quelque chose d’utile pour vous… Aujourd’hui, je ne suis pas de très bonne humeur… Parce que le temps passant… Je me rends compte de certaines choses… Après l’euphorie du début du confinement… Cette espèce de capacité à faire face à une situation nouvelle… À un choc… Quel qu’il soit… Cette espèce de capacité à faire face… Qui s’active dans les situations d’urgence… J’étais presque contente de pouvoir… Enfin… Me reposer… Comme si j’avais besoin d’une injonction externe… Bien plus grande que moi pour cela… Repousser à demain ce que je suis capable de faire le jour même… Prendre du temps pour tout… Ralentir… Encore et encore… La petite voix dans ma tête qui disait tout le temps… « Plus vite… Plus vite… Dépêche-toi… Vas-y… » Ce genre de chose… S’était tue… Enfin… Laissant place à une autre… Pas vraiment une voix… Un geste plutôt… Comme une main qui passe et qui « balaye » dans l’air… Une main qui… Ensuite… Retombe… Lasse… Un geste qui dit… « Laisse tomber… Repousse… Tu feras ça demain… » Un vrai plaisir du quotidien s’est installé… Une tranquillité douce… Un sommeil réparateur… J’ai résisté à toutes les injonctions de l’éducation nationale pour le niveau scolaire de mes enfants… Je ne suis pas très sûre que mes enfants… Dans cette période… Ne soient pas en train d’apprendre beaucoup plus de choses… Et des choses beaucoup plus utiles qu’en temps « normal »… Bref… Une expérience est un apprentissage… Je sais bien que ce n’est pas le cas dans tous les foyers… Je sais bien que la situation est dramatique pour beaucoup de familles… Pour beaucoup d’enfants… Mais pour les miens et pour moi… S’est installé un vrai plaisir du quotidien… Une tranquillité douce… Un sommeil réparateur…
Et après… Et après ce temps de l’urgence… De la récupération… Le temps où l’on pare au plus pressé… Aujourd’hui… Je ne suis pas de très bonne humeur… Parce que le temps passant… Je me rends compte de certaines choses… Je ne m’en rends pas compte totalement toute seule… Je m’en rends compte en écoutant des philosophes… Des artistes… Au début J’ai attendu que ça s’arrête… J’ai compté les jours… J’ai activé ma patience… Ma créativité… J’ai sorti les immenses ressources en tout genre nichées dans mon jardin et ma maison… Je me suis occupée patiemment… Tranquillement… À un rythme qui n’est pas le mien… Calme et doux… Avec espoir… Au début j’ai pensé que ce n’était qu’une parenthèse dans un système bien rodé… Comme une machine qui s’arrête un instant et qui va bientôt redémarrer… Redémarrer suffisamment vite pour que la panne passe inaperçue… En « psy »… On appelle ça du déni… Être suffisamment éloigné des réalités pour ne se rendre compte… Encore… De rien… C’est avoir une case en moins… Une case vide qui protège… Une case vide qui maintient à distance l’orage intérieur qui se prépare… C’est la première étape du deuil… Aujourd’hui… Je ne suis pas de très bonne humeur… Parce que le temps passant… Je me rends compte de certaines choses… Ça a commencé doucement… Subrepticement… C’est venu se coller à des choses que je pensais déjà avant… Des choses que j’avais lues… Aimées… Compris… Des choses sur notre monde… Notre monde déjà malade… Depuis longtemps qui tourne de travers quoi qu’on en dise… Sauf qu’avant le rythme de la vie embarquée m’entraînait dans un sillage… Commencé il y a bien longtemps… Et parce que c’est commencé, tu continues… C’est difficile de changer… J’aime mon métier… J’aime ma famille… J’aime ma maison… Toutes ces choses construites et installées qui sont autant de bonnes que de mauvaises raisons de ne pas changer…
Mais là… Mais aujourd’hui… Mais maintenant… Est-ce que j’ai vraiment envie de revenir au monde d’avant… Ce monde qui tourne de travers…
Et surgit alors la colère… La colère de ce monde d’avant… La colère saine et revigorante face à la bêtise et à l’injustice… Je ne vais pas détailler ici tout ce qui me met en colère… D’autres que moi le font mieux… Ce monde d’avant je n’ai déjà plus tellement envie qu’il revienne… Pendant que l’homme se confine… Les autres animaux sûrement profitent… Si j’écoute juste les oiseaux de mon jardin… Quelle joie de vivre ! Et les plantes… Et tout ce qui est vivant prolifère… Respire… Se repose… Reprend ses droits… Mais pour combien de temps ?… Vous avez regardé le ciel… Ces couleurs… C’est resplendissant ! Mais pour combien de temps ?… Le grand tout… Le grand système dans lequel nous sommes tous embarqués… Qui décide ? Qui pilote ? Bien malin qui pourra le dire… « L’homme est un animal méchant » dit Salgado dans « Le sel de la Terre »… « L’homme est un animal méchant »… Alors ? Est-ce que c’est si grave ?
Bien sûr que c’est grave… Parce que la souffrance c’est grave… Je sais que le choc s’il déborde mes ressources émotionnelles laissera des traces dont je ne me remettrai pas… Peu ou mal… Les miennes… Celles des autres… Le degré de souffrance lié à ce qui arrive est totalement inéquitable sur la planète… Comme avant… Comme le reste… De ce point de vue là… Ça n’a pas changé… C’était totalement prévisible…
C’est facile de marchander… De marchander avec moi-même surtout… Facile de m’occuper… Je sais très bien faire taire mes pensées… Mes angoisses… Mes scénarii catastrophes… J’ai cette chance… Liée à mon métier ? À mes expériences de vie ? J’ai appris… À mes dépens… Dois-je remercier ceux qui m’ont fait du mal et qui m’ont aidé à grandir ? Jamais… Le mal n’aide pas à grandir… C’est moi qui ai choisi… Face au mal… De grandir… J’ai encaissé… Ce n’est pas lié au mal… Aucune violence n’est nécessaire pour apprendre… L’amour… Le respect… La bienveillance… La coopération permettent de grandir… De s’épanouir… Bien au-delà de ce que les gens méchants imaginent…
C’est facile de marchander… De marchander avec moi-même surtout… Facile de m’occuper… Je sais très bien faire taire mes pensées… Mes angoisses… Mes scénarii catastrophes… J’ai cette chance… Il me suffit de me lancer dans un projet… Un texte… Un bricolage… Faire à manger… Ranger une pièce… Faire du yoga… Peu importe, j’ai une grande capacité d’absorption dans l’action… Alors là ça va… C’est agréable… Je décompresse… Mon corps se détend et je profite… Je fais des choses que je n’avais pas le temps de faire avant… Je peux continuer à profiter et à attendre… Comme ça… Longtemps… J’ai déjà surmonté des épreuves plus difficiles… vécu dans des conditions autrement plus pénibles que ce qui se passe actuellement… Pour le moment… Je ne présume pas de la suite que je ne connais pas… Chacun peut trouver dans son passé une expérience qui va l’aider à patienter… À attendre… Une expérience qu’il a surmontée… Qui lui a donné de la force… Je peux attendre que ça passe… Marchander avec moi-même… Avec ce que je sais… Qui est déjà là… Au fond de moi… Et que je ne veux pas trop encore savoir…
Mais ça revient… Ça revient tout seul… Quelque chose en moi pousse… Plus fort que le reste… Je sais bien… Je le savais déjà avant… Ce monde d’avant… Je n’ai déjà plus tellement envie qu’il revienne… Ce qui s’est installé maintenant… C’est le monde de maintenant… Ce qui était avant est perdu et ne reviendra jamais comme avant… C’est vrai tout le temps ça… Parfois je m’en rends plus compte que d’autres fois… Alors quoi ? La joie du changement… Ça y est, c’est parti ? Ça bouge… On y croit…
En fait non… Je sais que le choc s’il déborde mes ressources émotionnelles laissera des traces dont je ne me remettrai pas, peu ou mal… Je n’y crois pas… J’ai lu des textes sur la collapsologie avant d’être confinée… Heureusement… J’aime cette posture… Certains se demandent si nous sommes en train de vivre un effondrement… « Je sais que l’on vit un effondrement* ». La crise sanitaire n’est pas le début du phénomène… Le phénomène a déjà commencé depuis plusieurs années… La crise sanitaire est un épiphénomène… Dans un phénomène plus vaste… J’aime aussi quand les collapsologues eux-même avouent qu’ils sont surpris par ce qui arrive… Par la rapidité… Par la violence… Eux aussi… Merci… Ouf… C’est une posture bienveillante… Je les sens qui veillent sur moi… Sur nous… Ils décrivent ce qui se passe… Ils tentent de nous y préparer… De nous accompagner… De proposer des voies alternatives… Des possibles… Ils ne donnent aucune leçon…
Alors la tristesse m’accable… Et c’est bien normal… Parce que je n’y crois plus… Aucune activité ne réussit plus à me détourner de mon effondrement intérieur… Une fois j’ai lu… Je ne me souviens plus où… Ni de qui… « L’homme n’apprend pas de ses erreurs »… D’un point de vue historique… C’est assez simple à constater… C’est tristement simple à constater…
J’ai vu de chouettes vidéos de personnes qui envoient des messages sympas sur ce qu’il faudrait changer… J’ai souri… Je me suis sentie comprise et épaulée… Trois minutes…
Aujourd’hui, je ne suis pas de très bonne humeur… Je n’y crois pas… Je n’y ai jamais cru…
Alors quoi ? …
Je vais vous laisser comme ça… Au fond du trou… Tout seul…
« On réalise alors que la situation englobe tous les aspects de la vie… Et qu’elle nous transformera profondément…*»
Je m’effondre… La tristesse me dévaste… Et je réalise alors que la situation englobe tous les aspects de ma vie… Et qu’elle me transformera profondément… Je respire… J’attends… Je sens que ça bouge en moi… À l’intérieur… Je me laisse faire… Je me laisse transformer… J’observe ce que je deviens… C’est à la fois brutal et lent… À chaque cycle de deuil… Après la tristesse vient une partie de transformation salvatrice qui me libère… Au moins une partie de moi qui bouge… Qui comprend quelques chose d’utile pour moi… Comme quelques briques solides pour le début de quelque chose de nouveau qui va devenir possible… Puis Je repars dans le déni… Il suffit d’attendre… Tout va rentrer dans l’ordre… Je regarde d’un côté et tout va bien… Je m’occupe… Je travaille… Mes enfants s’amusent… Leur joie de vivre est contagieuse… Ils profitent de cette liberté qui leur est offerte… Parfois c’est dur… Parfois je profite… Comme avant… Avant aussi c’était dur parfois… Et parfois c’était bien… Tout va rentrer dans l’ordre… Je regarde d’un côté et tout va bien… Dans quel ordre ? Je regarde de l’autre côté et tout va mal… Je m’effondre… Colère ou tristesse… Marchandage… Et ça recommence… Un nouveau cycle de deuil… La mer monte et la mer redescend… Depuis toujours et inlassablement… Une vague m’emporte et je dois me battre pour rester à la surface… Une autre… Plus douce me ramène vers un rivage… Où je peux souffler… Respirer un peu… À chaque tour j’avance… Je ne sais pas où je vais… À chaque tour je me renforce… Il suffit d’attendre… De suivre les cycles… Tout ne va pas rentrer dans l’ordre… Jamais rien ne rentre dans l’ordre… Le temps passe… Le monde change… Quelque chose de nouveau va advenir… Je me prépare… La mer monte et la mer redescend… Depuis toujours et inlassablement… Une vague m’emporte et je nage pour rester à la surface… Une autre… Plus douce me ramène vers un rivage… Je peux souffler… Respirer un peu… À chaque tour j’avance… À chaque tour je me renforce… Quelque chose de nouveau arrive… J’attends… J’observe… Je me prépare…
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* Une autre fin du monde est possible Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre), Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Gauthier Chapelle, Seuil, 2018
Elise Lelarge